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« Que se passe-t-il ? » s’était demandé Morane, sans perdre pour autant son sang-froid, car il s’attendait au pire depuis que, dans sa propriété de Dordogne, la veille au soir, l’appel des dacoïts avait retenti.

De la main, il chercha l’endroit où, logiquement, devait être l’interrupteur. Il trouva ce dernier et fit de la lumière. Presque aussitôt, il eut l’explication des claquements qu’il venait d’entendre, et aussi de cette obscurité subite : devant les vitres de chaque portière, de la séparation avant et de la custode arrière, un volet s’était abaissé. Il tâta chacun de ces volets du doigt, pour se rendre compte qu’ils étaient en acier.

— Sans doute veut-on m’empêcher de regarder au-dehors et de me rendre compte où l’on va, murmura Morane. Peut-être aussi veut-on m’empêcher de fuir…

L’une après l’autre, il essaya d’ouvrir les portières : elles étaient bloquées.

Par bonheur, Morane avait, au cours de son existence particulièrement aventureuse, passé par trop de périls pour s’émouvoir de l’état de choses qu’il venait de constater. Durant un moment, il regretta bien de ne s’être pas fait suivre par Bill et le professeur, mais cela ne dura guère. Glissant la main sous sa veste, il toucha du bout des doigts la crosse du Lüger glissé dans sa ceinture, et ce contact froid et impersonnel le rassura un peu. Il se renversa sur les coussins, qui étaient moelleux, et il murmura à nouveau, suivant une habitude qu’il avait prise de soliloquer au cours des heures de solitude à travers forêts vierges et déserts :

— Pourquoi nous mettre martel en tête pour quatre mauvais volets d’acier qui n’ont sans doute jamais fait de mal à personne ?… Tout ce que j’ai de mieux à faire, c’est attendre…

La Rolls Royce avait continué à rouler, à allure raisonnable sans doute s’il fallait, en juger par la douceur des cabots. Finalement au bout d’une demi-heure environ, elle s’immobilisa. Cela ne voulait pas dire bien sûr que l’on fût arrivé, car tout le long du parcours, il y avait eu déjà un certain nombre d’arrêts, motivés soit par des feux rouges, soit par des encombrements de la circulation… Cette fois cependant, l’arrêt était le bon, car le moteur cessa de tourner puis, après quelques secondes, la portière s’ouvrit et la voix du chauffeur dit :

— Nous sommes arrivés, commandant Morane… Prêt à glisser la main sous son veston pour tirer le Lüger du professeur Clairembart, Bob s’attendait au pire. Pourtant, il prit pied dans une rue comme il y en a des centaines à Paris. Une artère étroite, mal éclairée et bordée de maisons vétustes. La nuit, toutes les rues de ce genre se ressemblent, mais Morane, en vieux Parisien qui connaissait sa ville presque quartier par quartier, ne put s’empêcher de songer :

« On doit se trouver quelque part derrière la place Maubert, entre les quais et le boulevard Saint-Germain sans doute… À moins que ce ne soit dans les parages immédiats de la rue Mouffetard… »

Il ne put cependant pousser plus loin ses suppositions, car le chauffeur avait ouvert une porte décrépite et s’était effacé en disant :

— Si vous voulez entrer, commandant Morane…

Bob franchit la porte, fit quelques pas et, aussitôt, il entendit, derrière lui, le bruit du battant qui se refermait. À nouveau, il se trouva plongé dans des ténèbres totales.

« Décidément, cela devient une habitude ! » songea-t-il, la main crispée déjà sur la crosse du Lüger. Précaution inutile d’ailleurs, car la lumière se fit soudain, issue d’une lampe nue suspendue au plafond par un simple fil, telle une grosse araignée phosphorescente.

Rapidement, d’un regard circulaire, Morane étudia les lieux. Il se trouvait dans un corridor délabré, dont le plafond s’écaillait, comme atteint d’une mauvaise maladie. Une odeur de moisissure, d’abandon, y régnait, si forte qu’elle en devenait repoussante.

Continuant sa rapide inspection, Bob remarqua encore que des fils nus couraient le long du plafond, mal fixés, comme s’il s’agissait d’une installation provisoire.

— Suivez-moi, commandant Morane…

Le chauffeur désignait un escalier de bois, dont une partie de la rampe manquait, et qui s’amorçait au fond du corridor. Précédé par son guide, Bob s’engagea sur les marches qui, il le remarqua également, étaient couvertes de poussière, sauf au milieu, où il y avait des traces de pas.

« On ne doit pas faire souvent le ménage, par ici… », songea Morane.

Il y avait même beaucoup de chances pour qu’il n’ait plus été fait depuis pas mal de temps, ce ménage…

En s’élevant, l’escalier formait une sorte de demi-cercle, pour déboucher sur un premier palier éclairé lui aussi par une ampoule nue, ou s’ouvrait une seule porte, sur laquelle une plaque de cuivre était vissée, portant ces simples mots : Évariste Grosrobert Notaire. Le chauffeur poussa le battant, pour introduire Bob dans une pièce assez vaste, tapissée de vieux papier à fleurs en partie déteint. Le plancher était à ce point en mauvais état qu’il semblait devoir, à tout moment, céder sous les pas. Cependant, il tenait bon, et Morane n’était pas loin de considérer cette circonstance comme miraculeuse. Au centre de la pièce, éclairée elle aussi par une ampoule nue, il y avait une mauvaise table de bois blanc et deux chaises cannées, aussi banales que possible. Dans le mur d’en face s’ouvrait une fenêtre dont les vitres, si elles étaient encore présentes, étaient aveuglées à l’aide de cartons soigneusement fixés, comme si l’on avait voulu procéder à une occultation. À droite, se découpait une porte presque identique à celle par laquelle venait d’entrer Morane, mais qui semblait soigneusement close.

Désignant une des chaises, le chauffeur avait déclaré :

— Si vous voulez vous asseoir, commandant Morane…

Bob obéit, en espérant que le siège n’allait pas céder sous son poids, mais il n’en fut rien. Un bruit de pas retentit derrière lui, et il jeta un regard par-dessus son épaule, s’attendant à ce que le chauffeur l’attaquât soudain par derrière. Pourtant, rien de semblable ne se passa. Le chauffeur avait quitté la pièce, refermant la porte derrière lui, mais Bob n’ouït pas le son caractéristique d’une clef tournant dans la serrure. Il était donc probable qu’on ne l’avait pas enfermé.

Demeuré seul, Bob Morane fit un rapide tour de la situation. Jusque-là, tout allait bien. Si on avait tout fait pour lui dissimuler la situation exacte de l’endroit où il se trouvait, on n’avait pas essayé d’attenter à sa vie. Son guide s’était montré d’une correction exemplaire, et on lui avait même laissé son arme, alors qu’au contraire il devait s’attendre à ce qu’on le fouillât…

Il n’eut pas le temps de s’attarder davantage sur les circonstances ayant suivi son départ de chez le professeur Clairembart. La porte, à sa droite, venait de s’ouvrir, pour livrer passage à un bien étrange personnage. C’était un homme grand et mince, pouvant aussi bien être âgé de soixante-dix ans que de cinquante. Il était vêtu d’un veston noir et d’un pantalon rayé, tandis que, sous le bras gauche, il tenait un chapeau melon un peu verdi. Son visage était mince, de teinte cireuse, avec un menton en soc de charrue, un nez droit et long, tandis qu’au fond des orbites caves de tête de mort les yeux brillaient comme des éclats de marcassite. Le crâne était presque chauve, à l’exception d’une frange de cheveux poivre et sel, soigneusement lissés. Sous le bras droit, faisant pendant au chapeau melon, le nouveau venu serrait une serviette de maroquin noir.

L’homme s’avança vers la table, se plaça derrière, de façon à ce qu’elle se trouvât entre Bob et lui-même, puis il déposa le chapeau et la serviette, et il s’inclina légèrement, avec raideur, pour dire :

— Ravi de vous voir, commandant Morane ;… Bob avait fait mine de se lever, mais d’un geste de la main l’inconnu avait arrêté ce mouvement de politesse.

— Nous ne sommes pas ici pour nous conduire comme dans un salon, commandant Morane… Mais laissez-moi d’abord me présenter : Évariste Grosrobert, notaire…

Morane se souvenait avoir lu ce nom sur la porte et, de fait, le nommé Évariste Grosrobert avait tout du notaire de province… comme il devait en exister cinquante ans plus tôt. Tout en lui faisait démodé, comme son nom d’ailleurs.

« J’ai l’impression d’être la victime d’une mascarade, songea Bob. Et puis, on ne peut pas dire que, comme étude, cette turne soit réussie. »

Il y avait eu un long moment de silence, pendant lequel Évariste Grosrobert ne cessait de considérer Morane de ses petits yeux noirs brillants, mobiles comme des coléoptères. Et, soudain, Bob s’était senti mal à l’aise, comme sous le regard froid et cruel d’un inquisiteur.

 

Une de ses maigres mains posée sur son chapeau, l’autre sur la serviette, Évariste Grosrobert avait soudain repris la parole, pour déclarer :

— Avant de vous remettre les pouvoirs dont je suis chargé, commandant Morane, il me faut vous apprendre une nouvelle, qui vient de me parvenir : celui qui m’a chargé de la mission que je suis en train de remplir, est décédé il y a quelques jours de la grave affection qui le minait…

« Monsieur Ming est donc mort ! » songea Morane. Il n’en ressentait ni plaisir ni chagrin, comme si c’était là un fait naturel, comme si l’Ombre Jaune devait mourir ainsi que toute autre créature. Ou comme si une telle nouvelle était à ce point incroyable qu’elle ne pouvait que laisser sans réaction quiconque l’entendait.

Pourtant, le notaire continuait :

— Cette mort donne donc tout son effet au testament que je suis chargé de vous transmettre, et que je vais vous lire…

Grosrobert ouvrit sa serviette et en tira une grande enveloppe de papier fort, fermée à l’aide d’un cachet de cire noire. D’une main experte, le notaire déchira le papier autour du cachet, souleva le rabat de l’enveloppe et en extirpa une série de documents. Il les déposa devant lui sur la table, à l’exception d’un seul, qu’il déplia, pour se mettre à lire, en anglais :

 

Moi, Ming, descendant direct de l’Empereur Ming Tdi Tsou, et qui attends la mort, avec toute la sérénité qu’une telle attente exige, moi, Ming donc formule la volonté qu’après ma mort la totalité des découvertes scientifiques qui sont miennes, reviennent au commandant Robert Morane, de Paris, qui fut au cours de ces dernières années mon valeureux adversaire, et ce pour qu’il fasse desdites découvertes scientifiques l’usage dont il jugera bon.

Lorsque ce testament sera ouvert, je ne serai plus, et pour entrer en possession de mon héritage scientifique, le commandant Morane devra se rendre en Inde, dans la province de Western India. Là, je possède un refuge, en plein Rann of Koutch, où mes secrets sont entreposés. Un document et une carte, annexes de ce testament, permettront de l’atteindre.

Ceci fait à Hyderabad, en pleine possession de mes esprits, ce 13 avril…

 

Ming.

 

Évariste Grosrobert se tut et posa le document devant Bob, en disant :

— Peut-être reconnaîtrez-vous la signature et le sceau de Monsieur Ming, commandant Morane…

Bob jeta un regard sur le testament, qui était rédigé en anglais, et il reconnut effectivement l’écriture de Ming, ainsi que sa signature. Quant au cachet, il représentait, imprimé dans la cire noire, un petit masque de démon tibétain au front couvert de caractères cabalistiques. C’était bien là, il n’y avait pas à en douter, la marque de l’Ombre Jaune.

— Êtes-vous satisfait, commandant Morane ? interrogea Grosrobert.

L’interpellé hocha la tête.

— Satisfait ?… Peut-être… J’aimerais cependant avoir d’autres détails…

Le notaire désigna les documents qu’il avait tirés de l’enveloppe, et il dit :

— Vous trouverez là tous les renseignements dont vous aurez besoin, ainsi qu’une carte détaillée permettant d’atteindre ce refuge du Rann of Koutch dont Monsieur Ming parle dans son testament…

Tout en parlant, Évariste Grosrobert s’était levé. Il referma sa serviette, prit son chapeau, s’inclina et dit encore :

— Je crois vous avoir tout dit, commandant Morane… Ravi, vraiment ravi de vous avoir connu…

Soudain, il se détourna et, avant même que Bob ait pu réagir, il se dirigea vers la porte par laquelle il était entré.

— Eh ! une minute !… s’exclama Morane. Revenu de sa surprise, il se dressa, mais la porte s’était déjà refermée sur le notaire et, au moment où il l’atteignait, Morane entendit nettement le bruit d’une clef tournant dans la serrure, bruit prolongé par le claquement d’un pêne entrant dans sa gâche.

Par acquit de conscience, Bob fit tourner le bec de cane, mais le battant résista. À ce moment, la seconde porte s’ouvrit et la voix du chauffeur fit, dans le dos de Bob :

— Il est temps que je vous ramène, commandant Morane…

Bob fit volte-face, et il ne fut en aucune façon surpris de voir que le chauffeur braquait un automatique dans sa direction.

— J’ai l’impression, fit Morane, que l’attitude change. Tout à l’heure, vous étiez tout sourire ; à présent, on en est aux menaces…

Le chauffeur secoua la tête.

— Vous vous méprenez, assura-t-il. Je ne vous veux aucun mal… J’ai seulement l’ordre de vous ramener là où je vous ai pris, sans vous laisser la possibilité de vous éclipser avant…

Désignant les documents demeurés sur la table, Bob demanda :

— Vous permettez que j’emporte cela ? L’autre eut un signe affirmatif.

— Vous devez même les emporter, appuya-t-il. Rapidement, Bob réunit les documents, qu’il glissa dans l’enveloppe, puis le tout dans la poche intérieure de sa veste. Il se tourna ensuite à nouveau vers le chauffeur et déclara d’une voix calme :

— Je suis prêt…

Peut-être aurait-il pu tenter quelque chose, comme désarmer son guide, pour ensuite tirer lui-même son Lüger. Pourtant, il ne voyait guère la nécessité immédiate d’une telle action, car il ne pensait pas que, pour le moment du moins, on lui voulût du mal. Plus tard, on verrait…

En réalité, Morane n’avait vraiment aucune raison de s’inquiéter, car il fut conduit, toujours dans la Rolls Royce aux portières closes et aux vitres aveuglées par des volets d’acier, chez le professeur Clairembart, devant la porte duquel il fut laissé.

Durant plusieurs secondes, après que les feux arrière eurent disparu dans la nuit, Bob regarda dans la direction où la voiture s’était éloignée, se demandant s’il n’avait pas rêvé, tellement les moments qu’il venait de vivre lui paraissaient incroyables. Il y avait surtout ce funambulesque Évariste Grosrobert qui, avec ses vêtements sombres, son visage d’entrepreneur de pompes funèbres à l’ancienne mode, son chapeau melon verdi, semblait sorti d’une autre époque.

« Est-ce que, par hasard, mon imagination m’aurait joué des tours ? » se demanda Morane. Il porta la main à sa poitrine et, à travers le tissu de sa veste, il sentit la bosse faite par l’enveloppe aux documents. Alors, il sut qu’il n’avait pas rêvé…

 

L'héritage de l'Ombre Jaune
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